Services de presse entre Alumni #29 : Cut-up à Tanger, de Louis Nègre
26/08/2025
Envie d’écouter Continental Drift des Rolling Stones ? Cherchez le lien Deezer dans la chronique sur Cut-up à Tanger, roman qui ressuscite le Tanger de la Beat Generation ! « À la croisée du polar, du roman noir et du récit historique, l’auteur réussit à évoquer la Beat Generation tout en ancrant l’histoire dans une intrigue contemporaine - un dosage audacieux et stimulant qui, pour le lecteur, est à la fois instructif, amusant et captivant » : bref, Sylvaine Boussuard - Le Cren (promo 1982) nous explique pourquoi elle a adoré ce roman de Louis Nègre (promo 1973), paru en avril 2025 aux éditions Cohen & Cohen.
Le livre
L’auteur
Louis Nègre est né et vit à Paris, où il a fait ses études, ainsi qu'à Tanger et à Boston. Amateur d'art passionné, il parcourt le monde et fréquente les plus grandes foires internationale (Miami, Paris, Londres…). Business angel et mécène, il siège au sein de plusieurs instance « Amis du musée » : Orsay, Pompidou et CAPC (Bordeaux). Cut-up à Tanger est son quatrième opus, publié, le second chez Cohen&Cohen éditeurs.
Présentation du livre par la maison d’édition
En 2021, à Tanger, au Maroc septentrional, on a retrouvé mort, pendu, le consul général de France, dans sa résidence officielle.
L’enquête a conclu au suicide, hâtivement et commodément attribué à l’état dépressif de ce haut fonctionnaire célibataire. Peu de détails ont filtré, le Quai d’Orsay, peu bavard, s’est félicité de voir l’affaire sombrer rapidement dans l’oubli.
Une soixantaine d’années auparavant, la ville de Tanger, régie par un curieux statut international fut la terre d’accueil d’un des courants littéraires et sociétaux les plus marquants du vingtième siècle, la « Beat Generation », dont l’un des chefs de file fut William S. Burroughs, inventeur du cut-up.
Sortis hébétés de la Seconde Guerre mondiale, de jeunes Américains ont su faire de leur escale prolongée dans cette ville à la permissivité sans limite, une légende qui leur survit intacte.
Entre l’enfer de l’addiction, les paillettes d’une vie mondaine animée, les combines financières d’un univers en roue libre, va se dérouler une intrigue qui finira mal pour certains, et mieux pour d’autres…
Deux extraits choisis par Sylvaine
Je crains que vous n’y voyiez pas clair, lui rétorqua David. Ils sont les têtes chercheuses d’une génération qui va durablement bouleverser les mœurs de l’Amérique et de l’Occident tout entier. Ne vous hâtez pas de traiter leur comportement de marginal. Ils n’ont plus les valeurs de leurs parents, voilà tout, et la guerre, comme tous les conflits de cette ampleur, a provoqué une véritable rupture. Une rupture politique, économique, mais aussi culturelle et sociétale.
En esprit curieux qu’il était, il avait de nombreuses fois eu la curiosité d’échanger avec ces jeunes beatniks qui se présentaient à son guichet pour encaisser les mandats que les familles inquiètes faisaient parvenir de New York ou de Californie. Il percevait confusément mais avec justesse, que cette génération portait en elle quelque chose de très différent. Qu’un système de valeur, profondément ancré par la guerre chez leurs pères, allait s’effacer, et que de nouveaux codes allaient être écrits par ces inconnus démunis de tout moyen financier ou levier de pouvoir. Mais déterminés à ne se laisser embrigader par aucune contrainte, à vivre leur vie comme un voyage, « on the road », en roue libre et sans qu’aucun référent ne vienne leur dicter une morale, une religion, une conduite. Pas même une attitude. Ils étaient en train de fonder un autre archétype du XXe siècle, dont les racines se trouvaient chez le peuple de SDF de l’Amérique de l’Ouest, chez les anarchistes, les libertaires, de tradition « IWW », Industrial Workers of the World. Et dont les nombreux écrivains qui le peupleraient s’inspireraient de leurs prédécesseurs, Thoreau, Whitman, et autres John Muir. Ils revisiteraient le mythe du « Hobo » américain, cette sorte d’éternel vagabond céleste, en perpétuel voyage, passager clandestin d’un train n’arrivant jamais à destination.
L’avis de Sylvaine
Un roman choral au suspens savamment bâti
Ce roman est choral dans la mesure où il fourmille de personnages, tous essentiels à l’intrigue. L’auteur les présente tour à tour et les met en situation en de très courts chapitres inauguraux. Cela sert aussi à entretenir un certain suspens : on devine qu’il va se passer quelque chose et que tous seront impliqués à des degrés divers, on a hâte de savoir quoi… et l’on n’est pas déçu !
Ainsi, par ordre d’apparition, nous rencontrons :
-Bill (William S. Burroughs), écrivain américain, inventeur du cut-up et auteur du Festin nu. Le cut-up, vous connaissez ? Une technique littéraire « où un texte original se trouve découpé en fragments aléatoires qui sont réarrangés pour produire un texte nouveau ».
-Jack (Kerouac), ami américain et conscience de Bill.
Ses efforts pour rentrer en contact directement avec eux, par exemple en les abordant à la table des cafés du Petit Socco, rendus d’emblée très difficiles par l’absence de langue commune, étaient restés vains. Il ne parlait pas un mot d’anglais, et seul Jack le Québécois parlait français, avec un accent bien éloigné de celui entendu dans l’île de Beauté. Ils vivaient sur une planète différente, eux qui étaient sortis vidés, à plat, stériles de la Seconde Guerre mondiale, abattus, sans ressort, convaincus que l’ancien monde était mort, et incapables d’en concevoir un nouveau, uniquement attachés à leur quotidien, amateurs avant tout de voyages sans buts, qui n’étaient faits que des errances, et de rêveries alimentées par leur soif intarissable d’alcool, de sexe et de drogues. Mais aussi accoucheurs d’une contre-culture qui trouverait à s’exprimer dans une œuvre littéraire inédite, profondément novatrice. C’était d’ailleurs la vente des droits sur un manuscrit intitulé The Subterraneans qui avait permis à Jack de se payer le voyage pour la Zone internationale. À leurs écrits en vers ou en prose de rupture viendraient s’ajouter une œuvre graphique originale, dessins, « cuttings » et autres tentatives de dépasser les médias traditionnels.
-David Harbart, anglais célibataire, auto-proclamé et reconnu « Grand maître des mondanités de Tanger » ;
-Barbara, américaine héritière des magasins Woolworth, amie de David, donne des fêtes somptueuses et très courues ;
-Charles (M. de La Verboyère), consul de France récemment arrivé, homosexuel « discret mais non dissimulé » ;
-Manolo Pariente, banquier local, une des personnalités les plus respectées de la ville ;
-Mehdi, patron du hammam, homosexuel et charmeur universel ;
-Francis (Bacon), peintre irlando-britannique en exil volontaire ;
-Peter Lacy, anglais, pilote vétéran de la RAF, amant de Francis ;
-Ajit Singh (sikh), caissier de Manolo, chargé de convoyer de Gibraltar à Tanger les 50 K£ demandées par Barbara, objet du plot twist ;
-Paul Laurent, diplomate dilettante en retraite, ex-collabo mais « écrivain à succès marié à une riche aristocrate roumaine » (auteur d’Hécate et ses chiens, vous aurez reconnu Paul Morand) ;
-Albert Zeymour, commerçant de la médina, mais surtout changeur et usurier ;
-Fouad Charbi, commissaire de police, très couleur locale, sympathique malgré sa profession ;
-Madame Singletown, propriétaire d’une clinique louche ;
-Dominique Santoni, fonctionnaire d’origine corse, secrétaire adjoint du consulat et correspondant local du SDECE (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage, ancêtre de la DGSE) ;
-Victor Vulpin dit double V, modeste fonctionnaire du Quai proche de la retraite dont l’action sera déterminante ;
-Saadia, jeune prostituée.
Tension, mélancolie et excès dans un Tanger des années 50 ressuscité
Le récit se déroule au XXème siècle, durant l’âge d’or de la Beat Generation (la fin des années 50) à Tanger, une ville alors régie par un statut international singulier qui l’a fait baptiser l’Interzone. Des jeunes Américains, émergeant de la Seconde Guerre mondiale, ont fait de leur séjour prolongé à Tanger une légende en raison de leur mode de vie alternatif et libertin – Burroughs, figure emblématique de cette époque, est au cœur de cette ambiance.
L’auteur exploite le lieu - Tanger - comme un personnage à part entière. Cette ville cosmopolite, à la permissivité exacerbée, devient le théâtre d’un monde en pleine effervescence littéraire et sociétale. Entre fêtes délirantes, addictions, combines financières et vie mondaine sauvage, l’intrigue est imprégnée de tension, de mélancolie et d’excès.
Le roman s’inscrit ainsi dans une longue lignée d’œuvres où Tanger est plus qu’un cadre : c’est un personnage. Au même titre que Mohamed Choukri (Le Pain nu) ou Paul Bowles, Louis Nègre inscrit son récit dans cette mythologie tangéroise d’après-guerre, où se croisent jazz, littérature américaine et excentricités nocturnes. Mais dans ce roman particulier, on se sent immergé au cœur de l’histoire scrutant les faits et geste de chaque personnage comme un témoin invisible.
À la croisée du polar, du roman noir et du récit historique, l’auteur réussit à évoquer la Beat Generation tout en ancrant l’histoire dans une intrigue contemporaine - un dosage audacieux et stimulant qui, pour le lecteur, est à la fois instructif, amusant et captivant. Par exemple, on y découvre la genèse d’une œuvre majeure du XXème siècle, Le Festin nu, et l’on a envie de découvrir (si on ne connait pas déjà) Continental Drift des Rolling Stones.
Pourquoi ce roman plaira aux Alumni de Sciences Po
L’auteur fait preuve d’une érudition poussée sans aucune pédanterie et toujours à propos par rapport au récit, ce qui incite le lecteur à faire ses recherches (histoire politique et littéraire, musique, peinture etc.) et ainsi à approfondir sa culture.
Cut-up à Tanger est particulièrement recommandable pour qui aime l’élégance, l’humour, la mémoire des lieux et les récits qui brassent politique, art et littérature. Il réussit un pari : faire vibrer une enquête feutrée dans une ville-mythe, avec une écriture-montage qui laisse des échos bien après la dernière page. Vous aurez compris que je l’ai beaucoup aimé.

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